CHAPITRE V
Le monde, comme d’habitude, était radieux et plein de fraîcheur sur la face éclairée par le soleil, calme, paisible, sans inquiétude là où la nuit l’enveloppait. Dans les paye où brillait le soleil, hommes et femmes travaillaient, les enfants jouaient. Là où les étoiles étincelaient, les gens dormaient tranquillement. Mais tous se disaient qu’ils n’avaient rien à redouter. Ils étaient parfaitement protégés. La Sécurité, organisme qui comprenait les hommes les plus expérimentés de la terre, avait pris toutes mesures pour la paix du monde. C’était à la fois les savants les plus compétents et les administrateurs les plus capables. Leur préoccupation dominante était le bien-être de tous.
Ils avaient, bien entendu, commencé par interdire les essais de bombes atomiques, ces expériences pouvant balayer la race humaine.
La Sécurité avait défendu l’utilisation de l’énergie atomique sous quelque forme que ce soit, parce que, en effet, les générateurs de puissance atomique émettent une radioactivité qui peut s’échapper dans l’air.
Peu de temps après, les spécialistes de la Sécurité apprirent qu’en faisant des expériences sur des germes, quelqu’un avait, par hasard, créé une nouvelle et très dangereuse mutation. Celle-ci aurait pu être utilisée dans l’intérêt biologique, mais elle était susceptible aussi de déclencher sur le monde une peste très dangereuse. La Sécurité avait alors décrété l’interdiction de pratiquer des expériences sur les germes.
Un peu plus tard, un physicien avait mis au point un générateur minuscule capable de produire des voltages d’une intensité inimaginable. Des rayons mortels pouvaient être ainsi engendrés. La Sécurité avait été amenée à protéger le monde contre cette éventualité.
Le Service de Sécurité était un organisme très sage et très consciencieux. Il n’empêchait pas les progrès scientifiques, bien entendu. Ses savants se livraient à de prudentes expériences dans des zones expérimentales spécialement réservées à cet effet, en prenant toutes précautions pour que rien ne pût mettre en danger les peuples de la terre. Ce qui signifiait, en fin de compte, que nulle expérience audacieuse et fertile n’était plus tentée, que les pionniers de la science devaient renoncer à leurs entreprises les plus neuves, les plus hardies.
Et la Sécurité en vint à s’intéresser paternellement à la santé publique parce que de nouvelles épidémies, parfois, sévissaient. Des directives générales furent publiées à ce sujet et, naturellement, sur les voyages individuels, parce que les gens sont quelquefois porteurs de maladies à leur insu.
Il était inévitable que la Sécurité s’occupât aussi de l’éducation. On décida de n’accorder qu’aux personnes équilibrées l’enseignement des connaissances techniques. Dans une civilisation moderne aux rouages si complexes, un seul individu déséquilibré pouvait engendrer des dégâts énormes s’il avait une culture technique. Tout le monde fut donc soumis à des examens psychologiques et ceux qui purent recevoir une éducation technique furent strictement numérotés par le Service de Sécurité. Puis les bibliothèques furent épluchées et vidées de tons les faits dangereux que des lunatiques pourraient utiliser contre l’espèce humaine. Et…
Les peuples de la terre étaient parfaitement protégés, c’était certain. La Sécurité les garantissait contre tous les dangers prévisibles ; mais les peuples de la terre n’étaient plus libres.
Ce qui était tragique, c’est que la plupart des fonctionnaires qui dirigeaient la Sécurité étaient parfaitement sincères, bien qu’il existât aussi parmi eux des gens qui n’avaient que des vues égoïstes ou politiques et qui cherchaient seulement à satisfaire leur ambition ou à obtenir des postes de tout repos. Les directeurs croyaient en toute bonne foi servir l’humanité lorsqu’ils consacraient leur intelligence et leur expérience à protéger les êtres humains contre eux-mêmes. Mais, aveuglés en quelque sorte par leurs propres motifs, ils ne voyaient pas qu’ils avaient créé la tyrannie la plus écrasante que les hommes eussent jamais connue.
Jim Hunt, lui, le savait. Il savait en outre que même la tyrannie de la Sécurité, qui essayait de contrôler les actes humains, n’était rien en regard d’une tyrannie qui pourrait contrôler les pensées. L’autorité ou la puissance qui serait capable d’introduire des idées directement dans le cerveau des hommes pourrait les gouverner à sa guise. Un homme ne discute pas les opinions qui lui viennent de son propre cerveau. Son esprit se transformerait jusqu’à n’être plus qu’un robot qui penserait et se souviendrait sur commande ; ses actes seraient des actes de robot, motivés seulement par une soumission aveugle et abjecte à un maître inconnu. Mais Jim lui-même ne pouvait sonder les abîmes d’horreur que pouvait impliquer la situation qui se présentait.
Il marchait avec Sally, au clair de lune, le long du chemin boisé qui menait à la ferme. Elle se pressait contre lui, la main posée sur son bras. La tranquillité anormale de ses traits était brisée, un peu, par un demi-sourire secret.
— Vous êtes bizarre, Jim, dit-elle doucement.
Il avait été distrait parce qu’il se creusait le cerveau pour y détecter les pensées étrangères qui auraient pu s’y introduire.
Comment cela, Sally ?
— Vous êtes bizarre, répéta-t-elle en souriant. Vous agissez comme si on ne vous avait rien dit.
— Dit quoi ? demanda Jim.
Il était soudain attentif. Il se souvenait de ce qu’elle avait répondu à son père. ON avait enjoint à celui-ci de crier aux aviateurs de la Sécurité qu’il n’y avait aucun étranger dans les environs…
— Qu’est-ce qu’on aurait dû me dire ?
— Vous le savez, protesta-t-elle. Vous me taquinez.
Il hésita, fit un raisonnement rapide.
— Peut-être, oui, admit-il après un instant. Qu’est-ce qu’on vous a dit ?
— Vous le savez ! répondit-elle en souriant.
— À quel sujet ? insista-t-il.
— A… notre sujet. Ce que nous allons faire, vous et moi. Et que vous allez rester pour toujours dans la ferme. Et nous… nous…
Elle lui sourit avec confiance. Des gouttes de sueur coulèrent sur la nuque de Jim. Une lente fureur s’empara de lui. Mais il prononça, calme :
— Continuez, je vous écoute.
— Nous allons nous marier, dit-elle avec douceur. Je sais que le Petit Ami m’a dit de vous aimer. Oh ! bien sûr, mais j’l’aurais fait de toute façon. Et quand il m’a dit que nous allions nous marier, j’étais… j’étais bien heureuse. Et vous ?
Jim Hunt s’arrêta. Le visage de la jeune fille était radieux, mais si terriblement hâve et blême qu’un pathétique inexprimable s’en dégageait. Cependant, Jim trouvait là l’occasion d’apprendre ce que pouvaient raconter les victimes de ces pensées lancinantes.
— Écoutez Sally, dit-il et, en dépit de ses efforts, sa voix exprima une certaine amertume, quand vous a-t-il dit tout cela, le Petit Ami ?
— Pendant que nous soupions, répondit-elle, toujours docile et souriante. Ne l’avez-vous pas remarqué ?
Il hocha la tête. L’expression « Petit Ami » signifiait quelque chose. C’était la source des pensées insinuantes. Mais Jim n’aurait jamais songé à donner un tel surnom à un émetteur de pensées. Il n’avait pas imaginé qu’on pût aimer l’auteur invisible et mystérieux des impulsions mentales étrangères… Mais, en effet, on peut créer l’amour, aussi bien que tout autre sentiment, par la suggestion… Mais l’emploi de ce diminutif, la complète soumission qu’indiquait le plaisir éprouvé par elle à s’entendre dire qu’elle allait épouser Jim, l’atmosphère générale d’acceptation immédiate d’un contrôle sur sa vie et sur celle de n’importe qui… tout cela le dépassait.
— Je… j’ai l’air d’avoir perdu la parole, je crois, dit-il lentement. Je n’étais pas du tout au courant de ce projet. Je n’ai pas été… On ne m’en a pas encore parlé.
Elle ne rougit pas. Elle n’avait pas assez de sang pour rougir. Mais elle parut honteuse, et reprit doucement :
— Il vous le dira. S’il me l’a dit, il vous le dira à vous aussi. J’espère que vous en serez heureux, Jim ?
Jim répondit brutalement, avec froideur, furieux pour la jeune fille :
— Je viens de très loin, Sally. Qui est-ce, le Petit Ami dont vous parlez ? Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
Elle le regarda, les yeux écarquillés.
— Vous n’savez pas ? Vous n’êtes pas…
Elle parut effrayée.
— Je n’aurais rien dû vous dire. Je ne dois pas parler de lui, sauf…
La crainte lui coupa le souffle.
— Il ne peut entendre ce que vous dites ! maugréa Jim en mettant sa main sur l’épaule de la jeune fille.
— Mais… mais s’il le veut, je lui raconterai, je… je suis obligée !
Elle tremblait, terrifiée de découvrir qu’elle avait commis un acte défendu.
— Mais, sûrement, oh ! c’est certain, continua-t-elle, se rassurant elle-même, vous saurez bientôt tout à ce sujet. Il vous parlera et il vous dira de m’aimer, si ce n’est fait, et nous allons nous marier et rester ici, ensemble, toujours…
Elle était réconfortée. Jim s’efforça d’être impitoyable. Il posait des questions. Elle répondit. On avait dit à Sally de l’aimer. C’est ce qu’elle faisait. Bien sûr ! On faisait toujours ce que commandait le Petit Ami… Oui. L’idée vous venait que cela plairait au Petit Ami et on le faisait… Oui. Naturellement ! Comment pourrait-on ne pas faire ce que désirait le Petit Ami ? Comment pourrait-on désirer faire ce qu’il ne voulait pas ? Le Petit Ami était… était…
Là elle s’arrêtait. Il y avait un obstacle mental qui l’empêchait d’en révéler plus long. Aucune question, même indirecte ou déguisée, n’aurait pu l’amener à dire quelque chose de plus. Mais il persista. Elle répondit alors d’une voix entrecoupée :
— Il… Il m’a dit que nous allions nous ma… marier et que je devais être très gentille avec vous…
Elle se cacha le visage dans les mains, subitement confuse. Puis elle se mit à sangloter. Jim, debout près d’elle, comprit confusément que le lien qui la tenait captive avait été brisé. Pour un court instant, elle pouvait voir clair. Mais, malgré cela, elle ne pouvait parler de ce qu’on lui avait défendu de raconter.
Jim la calma de son mieux. Il la pressa doucement contre lui et lui dit gentiment qu’il avait été seulement poussé par la curiosité. Tout était nouveau pour lui. Mais elle n’avait rien fait de mal. Pas en lui parlant, puisque le Petit Ami ne le lui avait pas défendu. Et, bien sûr, quand Jim connaîtrait le Petit Ami et saurait comment les gens devaient faire ce qu’il disait… Et, bien sûr, quand le Petit Ami lui parlerait de leur mariage…
Les pleurs de la jeune fille se séchèrent. Elle fut de nouveau radieuse et, en quelque sorte, attendrie. Ils retournèrent à la ferme. Quand apparut devant eux la masse sombre de la cabane dont une seule fenêtre était éclairée par une lueur minuscule, elle chuchota :
— Jim, quand nous serons rentrés, vous… vous m’embrasserez, n’est-ce pas ? pour que le Petit Ami soit content de penser que nous nous embrassions dehors…
La main de la jeune fille tremblait sur le bras de Jim. Il acquiesça. Et il l’embrassa dans la grande pièce obscure de la cabane qu’éclairaient seulement les bûches s’éteignant dans la cheminée. Elle balbutia :
— Bonne nuit, Jim…
Jim resta seul. Une rage meurtrière s’empara de lui. Il avait appris pas mal de choses, mais ce n’était pas suffisant. Il n’avait pas encore eu le temps d’examiner les renseignements qui lui avaient été fournis, mais il savait qu’il avait vu juste et que la Sécurité s’était trompée. Le danger était devenu une réalité plus horrible que n’aurait pu l’imaginer aucun fonctionnaire du service. Mais la rage de Jim avait surtout pour motif la maigreur, l’épuisement des gens de la ferme mis en esclavage, l’immense pitié que lui inspirait la jeune fille.
Cependant, il y avait deux jours et une nuit qu’il n’avait pas dormi et son esprit commençait à marquer une certaine lassitude. Or il craignait que, profitant de sa fatigue, le Petit Ami – quelle que pût être cette chose conçue par l’enfer – n’introduisît dans son cerveau des pensées convaincantes, apaisantes…
Il s’approcha de la cheminée. À côté se trouvait une grande marmite de fer. Elle était vide. Il la souleva. C’était de la fonte, et son potentiel d’hystérésis devait être élevé. Il souleva la marmite au-dessus de sa tête et, avec prudence, relâcha sa garde mentale, tout en examinant son esprit.
« Doux… disait la pensée sournoise, très doux… Sally est belle… Sally est aimable et gentille… Il sera doux de rester ici… Sally… »
Jim abaissa soigneusement le récipient de fer sur sa tête. Les pensées s’obscurcirent. Il se coucha sur le matelas de foin qu’on avait étendu pour lui sur le sol. Involontairement, il resta un moment sur le qui-vive. Puis il retrouva son calme. Il sortit en partie sa tête de la marmite. Les pensées lui arrivèrent de nouveau.
Il écoutait, en proie à une obscure terreur. Avant qu’elles pussent s’emparer de lui – mais son effroi était déjà une défense – il rabaissa le récipient sur sa tête.
C’était très inconfortable, mais il parvint néanmoins à s’endormir.
Il se réveilla au matin, avec la certitude qu’on ne lui avait pas influencé l’esprit pendant son sommeil. C’était bizarre de penser qu’il pouvait raisonner avec clarté parce qu’il s’était caché la tête, comme l’autruche de la fable. Mais il y avait à cela une bonne raison. Il avait isolé son centre réceptif avec des plaques de quatre pouces d’un fer à hystérésis très élevé. Rien de ce que produisait son appareil cérébral ne pouvait traverser ce blindage. Une marmite de fer de cuisine constituait un isolant risible peut-être, mais efficace.
Jim avait les idées plutôt sombres. Les quelques pensées qu’il avait osé écouter suffisaient à le rendre malade de peur pour l’espèce humaine. D’après ce qu’il avait entendu – et il était instructif de le savoir – la marmite de fer dont il s’était coiffé n’avait pas été seulement un obstacle au champ de pensée dirigé contre lui, elle avait absorbé ce champ, de sorte qu’il paraissait n’avoir pas eu de protection…